Sommaire :
Partie I : L'ère Tōei
Partie II : D'un studio à l'autre
Partie III : De l'animation à Nintendo
Partie IV : Diversification et transmission
Partie V : Vers de nouveaux horizons
Sources
Annexe : Œuvres sur lesquelles a travaillé Yōichi Kotabe
Au cours des années 80 et 90, plusieurs personnalités du secteur de l'animation transitent vers l'industrie du jeu vidéo. Le rapprochement entre les deux industries s'est manifesté dès les années 70, même s'il s'est fait plus visible au cours de la décennie suivante avec des illustrations sur celluloïd commandées à des studios d'animation, que ce soit pour des couvertures, des illustrations promotionnelles ou des dessins destinés à être convertis en pixels.
Ce n'était pas la première fois qu'un exode d'une industrie du divertissement vers une autre se produisait au Japon. Dans les années 60, Osamu Tezuka avait profité du fait que la mode des librairies de prêt (les kashibonya), où l'on pouvait trouver des mangas, était tombée en désuétude pour en recruter certains de ses acteurs alors en manque de travail.
Pour certains artistes, le passage dans l'industrie de l'animation fut assez bref. Akiman, concepteur de nombreux personnages emblématiques de la société Capcom, a par exemple travaillé quelques mois au sein du studio Miyuki Production (il a notamment animé une séquence de Road Blaster / Road Avenger, jeu d'arcade tenant sur Laserdisc et produit par Data East) avant d'être embauché par Capcom, tandis que Yasushi Yamaguchi a travaillé comme intervalliste sur le film Honneamise no Tsubasa / Les Ailes D'Honnéamise puis rejoint Sega chez qui il a conçu le personnage de Tails, fidèle compagnon de Sonic. Le premier a invoqué le fait que la paye qu'il percevait ne lui permettait pas de couvrir ses frais de transports ainsi que son loyer.
D'autres avaient déjà accumulé des années d'expérience dans l'industrie de l'animation, notamment Takatsuna Senba, lequel avait assuré le poste de co-directeur de l'animation sur le film Char's Counterattack (peut-être le plus célèbre film de la licence Gundam) avant de rejoindre Taito où il a travaillé sur Darius II puis dirigé les développements de Metal Black, Gun Frontier et Dino Rex. Citons aussi Shuzilow Ha (Parodius, Twinbee), Hideki Tamura (Cotton) ou encore Yoshinori Kanada, animateur star des années 80 qui est entré chez Square (comme d'autres avant lui) pour travailler sur le film Final Fantasy : Les Créatures de l'Esprit avant de transiter vers la branche jeu vidéo, même si son travail portait essentiellement sur les cinématiques de jeux. L'exemple de ce dernier est en cela assez proche de celui de Don Bluth, animateur et réalisateur qui a navigué entre l'industrie de l'animation et celle du jeu vidéo dès le début des années 80 de l'autre côté du Pacifique. On lui doit notamment les jeux Dragon's Lair et Space Ace, ainsi que les films Brisby et le Secret de NIMH et Fievel et le Nouveau Monde.
Tous ces anciens animateurs ont pour point commun d'avoir plusieurs cordes à leur arc et, pour la majorité d'entre eux, c'est moins pour leur capacité à animer des personnages que pour leurs talents de concepteur de personnage ou d'illustrateur qu'ils se sont faits connaître du public.
Pourtant, l'une des toutes premières personnes de l'industrie de l'animation à avoir collaboré avec (et plus tard rejoint) celle du jeu vidéo n'était connue pour aucune de ces facultés.
Ancien étudiant en cinéma spécialisé dans le néoréalisme, Hiroshi Ikeda a intégré la Tōei Dōga au sein de la même promotion que Yōichi Kotabe et Isao Takahata en 1959. Comme ce dernier, il ne s'agit pas d'un animateur à proprement parler mais d'un réalisateur doublé d'un scénariste, postes qu'il a occupés jusqu'au début des années 70. En 1972, alors qu'elle opère un mouvement de restructuration global, la Tōei transfert Ikeda dans son tout nouveau bureau de recherches et développement (R&D).
Ikeda : « Les thèmes de recherche et de développement que j'ai eu à traiter comprenaient diverses améliorations technologiques, l'informatisation de la production de l'animation, ainsi que l'économie de main-d'œuvre et l'automatisation.
Tōei Animation a traité le problème de la productivité en réduisant la charge de travail. [...] Je pensais moi-même que si nous voulions améliorer la productivité, nous devions automatiser la production, réformer les techniques de dessin et améliorer le système de développement des ressources humaines. »
Cette volonté de réduire les coûts de production avait conduit dès 1966 à l'adoption de la xérographie, procédé déjà employé chez Disney à partir de 1960. Si la Tōei cherche à se démarquer de la concurrence et plus particulièrement du géant américain, elle n'en oublie pas de faire un travail de veille. Ainsi, plusieurs membres du bureau de R&D effectuent le déplacement jusqu'au New York Institute of Technology pour y étudier le système mis au point par le futur cofondateur de Pixar, Ed Catmull, lequel effectue à cette époque des recherches sur l'automatisation par l'informatique. La mise en place de ce système aurait toutefois entrainé plus de coûts que le système alors en vigueur chez la Tōei qui a de ce fait refusé son adoption. Ikeda n'abandonne pas pour autant l'idée d'introduire l'informatique dans l'industrie de l'animation et poursuit ses recherches durant près d'une décennie.
Aux Etats Unis, certains acteurs de l'industrie du cinéma en prises de vue réelles s'intéressent déjà à l'utilisation d'outils informatiques pour la création de films. Walter Murch, l'un des monteurs les plus fameux de sa génération (il a collaboré à plusieurs reprises avec Francis Ford Coppola, notamment sur Apocalypse Now), explique dans son livre En un clin d'œil avoir approché le montage par ordinateur en 1968. Hélas, ces machines sont alors d'une puissance incomparable à celles d'aujourd'hui et les producteurs du film Le Parrain (1972) ne se sont pas laissés convaincre lorsque Coppola, Georges Lucas et Murch ont plaidé en faveur de ce système balbutiant (le film comporte néanmoins un plan dans lequel un zoom a été contrôlé par un ordinateur).
En 1976, alors qu'il est toujours en poste chez Tōei, Ikeda débute sa collaboration avec Nintendo.
« Mon premier contact avec Nintendo remonte à l'époque où j'étais chargé du développement d'un jeu de baseball utilisant le support EVR et qui était développé conjointement avec Mitsubishi Denki. »
Dès 1974, Nintendo développe une série de bornes d'arcade utilisant des séquences en prises de vue réelles et tenant sur des bandes de film 16mm. L'année suivante, la société reprend l'idée des séquences vidéo mais l'exploite avec un autre système de stockage mis au point aux Etats Unis : l'EVR (pour Electronic Video Recording). Plusieurs titres sortent dans la gamme EVR (EVR Baseball, EVR Race, lui même décliné en 2 versions), des jeux de hasard à l'interactivité limitée dans lesquels le joueur parie sur l'issue d'une course ou d'un match, le caractère hasardeux de ces titres résidant dans le fait que les séquences de sport proposées par ces bornes sont lues de façon aléatoire par la machine.
Si Hiroshi Ikeda a travaillé sur EVR Baseball, il semble qu'un membre d'un autre studio d'animation ait travaillé sur la version Derby du jeu EVR Race, considéré par certaines personnes (dont Shigeru Miyamoto) comme le premier jeu vidéo développé par Nintendo. En effet, Masayuki Uemura a indiqué lors de la Digital Interactive Entertainment Conference de 2005 que les séquences de ce titre ont été animées par une personne demeurée célèbre doublée d'un passionné de courses de chevaux. L'historien Florent Gorges indique dans le premier volume de L'histoire de Nintendo qu'il s'agirait ni plus ni moins que de Yōichi Kotabe.
L'une des variantes du jeu EVR Baseball et de la version Derby d'EVR Race
La nature de l'implication d'Ikeda dans la production d'EVR Baseball, lequel a succédé à EVR Race, est incertaine, les détails de cette collaboration de près d'une décennie entre la Tōei et Nintendo n'ayant pas ou peu filtré et les jeux étant très difficilement accessibles de nos jours. Toutefois, il est probable qu'il s'agissait davantage d'une relation touchant à la R&D que d'animation à proprement parler, même si des animateurs de la Tōei on peut-être travaillé à ce poste sur certains des titres de la gamme EVR.
Si l'on devait se hasarder à émettre une hypothèse, et connaissant le passif d'Ikeda en matière d'informatisation, il n'est pas impossible que son bureau ait été de près ou de loin impliqué dans la mise en place au sein de Nintendo d'un équipement de numérisation et de conversion de dessins en sprites, système dont on sait qu'il était déjà employé en 1984 sur le jeu d'arcade Punch-Out!!.
Ikeda poursuit : « Après cela, nous avons poursuivi notre relation et, à partir de 1983 environ, lorsque Nintendo développait la Famicom, j'ai commencé à les consulter plus fréquemment. C'est pour cette raison que j'ai rejoint la société en 1985 en tant que responsable du département Research & Development 4 (plus tard renommé Nintendo Entertainment Analysis & Development). »
Comme ses collègues animateurs, Ikeda quitte la Tōei en partant du constat qu'il ne peut plus y faire ce qu'il désire et décide de rejoindre Nintendo. Il prend la tête de la R&D4 au cours du développement de Super Mario Bros. premier du nom.
« Lorsque j'ai rejoint la société en 1985, l'organisation du développement de Nintendo se composait des divisions de développement 1 à 3, qui s'occupaient toutes à la fois du hardware et des logiciels. Cependant, après avoir introduit la Famicom sur le marché, nous avons dû renforcer nos capacités de développement de jeux pour fournir de nouveaux titres. C'est dans ce but que le département Entertainment Analysis & Development a été créé, pour se spécialiser dans le développement de logiciels. J'ai été invité à devenir le directeur de ce département. Cependant, je ne me suis pas intéressé à la production de jeux à cette époque, et je ne joue toujours pas (rires).
J'étais moi-même responsable du développement ainsi que de la gestion de l'organisation, mais au fond, je pensais qu'il serait préférable d'avoir des personnes distinctes chargées de gérer l'organisation d'une part et de produire des œuvres d'autre part, comme dans une société cinématographique. Les deux chefs de section sous mes ordres étaient l'un chargé de la gestion et l'autre du développement. Le chef de section spécialisé dans le développement était Shigeru Miyamoto. »
Très vite, Ikeda va faire venir l'un de ses anciens collègues animateurs chez Nintendo.
Au mitan des années 80, Yōichi Kotabe se trouve dans une position qui ne lui convient plus. Après avoir quitté plusieurs studios et être passé indépendant, il peine à trouver de l'intérêt dans ce qu'il fait.
« A l’époque, j’étais freelance, je ne faisais plus partie du cœur d’équipe en charge de la définition des lignes d’un projet. C’était un peu frustrant. Et puis, la tendance dans l’animation télévisuelle était à la réduction des coûts et du nombre d’images, la qualité n’était plus la priorité. »
Son mode de vie a lui aussi changé ; il se sent de plus en plus en décalage avec une industrie qui attend d'une partie de ses employés qu'ils fassent des heures supplémentaires, chose que Kotabe refuse de faire désormais.
C'est dans ce contexte que celui qu'il appelle amicalement Ike-chan - Hiroshi Ikeda - prend rendez-vous avec lui pour lui proposer de le rejoindre chez son nouvel employeur. La demande d'Ikeda est simple : il devra former le personnel de Nintendo au mouvement.
« M. Ikeda m’a dit : "Le jeu vidéo en est à un stade où l'on va avoir de plus en plus besoin du savoir-faire des animateurs, et nous aimerions que tu nous rejoignes pour nous faire profiter de ton expérience dans ce domaine."
Je n’avais pas vraiment envie d’y aller, mais du fait de la frustration que je ressentais, je me suis dit : "Pourquoi ne pas y aller un an ou deux." »
A cette époque, Kotabe n'a qu'une connaissance très limitée du jeu vidéo. Il a déjà entendu parler de Space Invaders par le biais de son ancien collègue Yasuo Ōtsuka mais, en voyant le jeu tourner, il se demandait quel intérêt on pouvait bien y trouver. Sa curiosité était à peine plus éveillée par les Game & Watch auxquels jouaient certains de ses proches.
« Pour vous dire la vérité, si à ce moment-là mon travail dans le cinéma d’animation avait été intéressant, je ne me serais pas tourné vers le jeu vidéo. »
A 49 ans, il décide de rejoindre Nintendo et, malgré le scepticisme et l'incompréhension dont lui font part nombre de ses anciens collègues quant à son changement de parcours, ses débuts dans l'entreprise le confortent rapidement dans son choix.
« Lorsque Shigeru Miyamoto m'a montré le jeu Super Mario Bros., j'ai tout de suite été saisi par l'intérêt de ce personnage et de cet univers qui mettait en forme toutes sortes de mouvements. J'étais convaincu que le médium jeu vidéo pouvait égaler qualitativement celui du dessin animé et je me sentais capable d'y appliquer ma propre expérience de l'animation. »
« Les mondes du jeu vidéo et de l'animation devenaient de plus en plus proches et je me suis dit que ce serait une bonne formation pour moi. »
Kotabe n'est pas le premier animateur appelé à collaborer avec Nintendo. Dès 1984, par l'intermédiaire d'Ikeda, la société fait appel à Takao Kōzai, fondateur du studio Juno et ancien employé de la Tōei qui a notamment travaillé sur Les Joyeux Pirates de l'île au Trésor, film réalisé par Ikeda. Kōzai fut chargé de dessiner sur celluloïd les personnages du jeu d'arcade Punch-Out!! avant qu'ils ne soient adaptés en pixels par des graphistes de Nintendo. Minoru Maeda, autre membre du studio Juno, a quant à lui réalisé des illustrations pour les jeux Excitebike (1984) et The Legend of Zelda (vraisemblablement le premier épisode). Néanmoins, comme un grand nombre d'animateurs après eux, ces derniers n'ont travaillé que de manière occasionnelle avec des entreprises de développement de jeux vidéo. Nintendo attend de Kotabe un investissement plus important, quand bien même ce dernier rejoint l'entreprise avec l'idée de ne pas y rester longtemps.
« Nintendo m'a demandé de déménager à Kyōto, mais ma femme ne voulait pas y vivre et, par ailleurs, nous avions des enfants à charge, alors j'ai refusé catégoriquement et ils m'ont concédé ce point. »
Kotabe doit ce traitement de faveur à Ikeda, lequel avait effectué une requête auprès du président de Nintendo, Hiroshi Yamauchi, afin d'obtenir l'ouverture d'une antenne à Tokyo. Ce dernier accéda à sa demande et fit ouvrir un bureau à Nihonbashi, quartier davantage fréquenté par les hommes d'affaires que par les animateurs ou les développeurs. Il ne s'agit pas d'un nouveau studio de développement mais plutôt d'un pied à terre loué par Nintendo, situé au premier étage d'un petit immeuble et dépourvu d'ordinateurs.
« M. Ikeda a dû convaincre le président que Tokyo était le centre de l'information. Il a également nommé le bureau "Jōhō kaihatsu-shitsu" (Bureau de développement de l'information) ou quelque chose de cool comme ça (rires). J'y ai travaillé, mais mon point d'attache pour la création de jeux était Kyōto. Je devais me rendre à Kyōto chaque semaine, ce qui était également le cas de M. Ikeda. Même s'il était à la tête du développement de Mario, il était basé à Tokyo et se rendait à Kyōto une fois par semaine. »
(Note: l'appellation du bureau de Tokyo telle qu'indiquée par Kotabe est très proche de celle adoptée dès 1989 par la R&D4 - Jōhō Kaihatsu Honbu (appelé Nintendo Entertainment Analysis & Development dans le reste du monde). Sauf confusion de sa part, il est possible qu'il s'agissait d'une seule et même division. Il n'est pas non plus écarté que le nom de ce bureau soit à l'origine de celui que prendra plus tard la R&D4)
Kotabe cesse de travailler depuis son domicile et rejoint l'antenne de Nintendo à Tokyo fin 1985 en tant que conseiller en développement, délaissant ainsi sa table à dessin pour un simple bureau. En parallèle, il se rend 2 jours par semaine au siège de Nintendo à Kyōto pour assister à des réunions et y présenter les croquis qu'il a réalisés durant la semaine écoulée.
« Quand j'allais à Kyōto plusieurs jours par semaine, j'étais en contact avec de jeunes recrues. Là-bas, je dessinais généralement tout ce qui me venait à l'esprit pour des jeux, non pas pour des mécaniques de jeu, mais pour des choses qui me semblaient intéressantes. Parfois, ils incorporaient même mes idées.
Il ne s'agissait pas du tout de réunions formelles. »
Parmi les tâches que Kotabe se voit confier, il y a l'affinage des personnages de l'univers de Mario. A son entrée chez Nintendo, Super Mario Bros. est déjà sorti, mais la notice du jeu ne comporte que des dessins assez rudimentaires et les illustrations réalisées pour des titres antérieurs tels que Mario Bros., Wrecking Crew ou Donkey Kong n'ont manifestement pas été prises en compte. L'illustration de couverture de Super Mario Bros., esquissée par Miyamoto et finalisée par un illustrateur dont on ignore encore aujourd'hui l'identité, sert donc d'unique point de départ à Kotabe pour ce travail.
Flyers promotionnels des versions japonaises de Donkey Kong et Mario Bros. et couverture du jeu Super Mario Bros.
Kotabe adopte un style tout en rondeurs et dessine des illustrations qui dégagent une volonté de faire ressentir le mouvement des personnages, de définir leur attitude, la manière dont ils agissent et se déplacent. Les illustrer d'une telle façon concourt à les définir plus précisément et à leur donner vie.
L'ancien animateur jouit d'une grande liberté dans le design de Mario, même s'il consulte régulièrement Miyamoto.
« À l'époque, Mario avait le vent en poupe et il y avait une forte demande de visuels de la part de diverses industries. »
« Dans un premier temps, j’ai dessiné des images de référence pour les prestataires extérieurs, les produits dérivés, les autocollants, etc. Je dessinais Mario en train de danser, vêtu d’un kimono de nouvel an, en cow-boy, etc. »
Chaussures Super Mario Bros. illustrées par Gaku Miyao (Yohko - Chasseuse de Démons) et produites entre la sortie du jeu et le travail de redesign effectué par Kotabe
« J'ai essayé de suivre autant que possible l'idée originale de M. Miyamoto, mais j'ai essayé de la rendre un peu plus tridimensionnelle, et de faire en sorte que les différentes expressions faciales soient modifiables. »
« J’ai gardé la ligne de contour épaisse du personnage. En revanche, j’ai accentué les traits du "M" sur la casquette de Mario, pour bien le distinguer du logo de McDonald’s, qui nous demandait, au contraire, s’ils pouvaient davantage se ressembler. »
« J'ai travaillé pour lui donner une apparence dessinée et j'ai de surcroît dessiné les illustrations de couverture. Comme il y avait forcément à l'époque un grand décalage entre le personnage en pixels et sa version dessinée, on a dû procéder à un travail minutieux d'échanges et de conversations avec M. Miyamoto. Nous avons beaucoup discuté à propos de son caractère, de sa personnalité, de sa tenue vestimentaire et de toutes sortes de considérations. Je n'avais aucune restriction de la part de Nintendo, si ce n'est que Mario ne devait pas tuer et qu'il ne devait pas y avoir de sang. »
Cette directive lui a rappelé son travail avec Takahata sur Heidi, le réalisateur ne lui ayant donné - dans le meilleur des cas - que des descriptions très succinctes pour chacun des personnages de la série.
Pour ce qui est de Peach, Miyamoto a en tête une idée plus précise du personnage et se montre plus dirigiste envers Kotabe, lequel dessine le personnage en plusieurs fois, au gré des questions qu'il pose et des réponses et consignes qu'il reçoit.
Miyamoto : Peach a complètement changé. Je lui disais tout ce que je voulais. Par exemple je lui ai expliqué que je voulais que ses yeux aient un petit air félin.
Kotabe : Et qu'elle devait avoir l'air un peu têtue aussi.
Miyamoto : Têtue mais aussi un peu mignonne. (rires)
Bowser est probablement celui dont l'apparence a le plus changé depuis sa première apparition sur la couverture de Super Mario Bros., ne conservant que sa carrure imposante et son air menaçant. Le hasard fait que Miyamoto s'était inspiré d'un personnage tiré de l'un des premiers films sur lesquels Kotabe avait travaillé à la Tōei : Saiyūki / Alakazam, Le Petit Hercule.
Miyamoto : Bowser a beaucoup changé lui aussi. Je dessinais Mario depuis pas mal de temps déjà, donc j'avais une idée de ce à quoi je voulais qu'il ressemble. En revanche, je n'avais pas tant dessiné Bowser et j'ai donc eu du mal à trouver les bons traits. J'aime les œuvres de Tōei Animation, surtout celles de l'époque de Saiyūki, et ce bœuf qu'on y voit...
Kotabe : Le roi bœuf. M. Miyamoto l'aimait bien et c'est à partir de là qu'il a imaginé Bowser. Si vous regardez le dessin qu'il en a fait sur la boîte du jeu, Bowser ressemble un peu à un bœuf. Mais après ça, Takashi Tezuka a dit...
Miyamoto : Il a dit que c'était une tortue.
Un peu plus tard et en l'absence du cocréateur de Mario, Kotabe confessera avoir vu en cette créature un autre type d'animal :
« Pour moi, il ressemblait quand même à un hippopotame. Alors, je me suis inspiré du trionyx de Chine - la tortue la plus agressive que je connaisse - pour le redessiner et lui donner cet air vraiment méchant. »
Illustrations de personnages tirées de la notice de la version japonaise de Super Mario Bros. 2
Reste la quatrième roue du tricyle, à savoir Luigi, personnage qui jusque là était représenté comme le parfait jumeau de Mario :
« J’ai voulu le différencier, avoir d’un côté un Mario plus dynamique, plein d’allant, et un Luigi plus timoré, sur la réserve. »
Le plombier à la casquette verte est aussi l'occasion pour Kotabe de revenir à ses premières amours : l'animation. A ceci près que la courte séquence qu'il anime est censée être convertie en pixels en vue d'une intégration dans un jeu vidéo.
Kotabe : Pendant un certain temps après mon arrivée, je n'ai pas du tout travaillé sur l'animation. Je me présentais au travail tous les jours, puis je m'asseyais pour gribouiller ce qui me venait à l'esprit.
Miyamoto : Si je me souviens bien, la première animation que M. Kotabe a dessinée pour nous était un Luigi qui tournait en rond. Mais nous ne pouvions pas utiliser autant d'images, donc nous ne pouvions pas l'utiliser dans un jeu.
Le 21 février 1986 est prévue la sortie du Famicom Disk System, accessoire devant permettre de rallonger la durée de vie de la Famicom en l'affranchissant de la limite de 32ko dont souffraient alors ses cartouches de jeu. Pour accompagner la sortie de ce périphérique, Miyamoto et son équipe planchent sur un nouveau titre développé en parallèle à Super Mario Bros. : The Legend of Zelda.
Comme cela se produit souvent à cette époque, il est décidé d'inclure une séquence d'animation dans le spot publicitaire destiné à présenter le jeu à la télévision. La séquence en question est confiée à un studio situé à Osaka, studio dans lequel se rend Kotabe :
« The Legend of Zelda était le premier jeu pour Disk System et nous devions réaliser une vidéo promotionnelle pour ce jeu. Mon premier voyage d'affaires m'a donc conduit à Osaka pour superviser une société de production de vidéos promotionnelles. Je ne connaissais rien au jeu, alors l'une des personnes sur place m'a accompagné et m'en a fait la présentation. »
A partir du deuxième épisode - Zelda II: The Adventure of Link (1987) -, Kotabe est impliqué en amont dans la production du jeu et se voit confier la tâche de concevoir des personnages. C'est ainsi vraisemblablement sous son crayon qu'est née la première version de Link adulte. Toutefois, comme cela se reproduira à maintes reprises au cours de sa carrière chez Nintendo, il n'est pas crédité dans le jeu, rendant difficile la tâche d'établir une liste exhaustive de tous les titres et travaux auxquels il a pris part. Son employeur n'était pas nécessairement plus mauvais élève que la plupart de ses concurrents sur ce point ; il est assez courant que les postes d'illustrateur et de concepteur de personnage ne soient pas mentionnés dans les crédits de fin ou dans la notice du jeu. La série d'artbooks consacrés à The Legend of Zelda sortie au cours des années 2010 n'a malheureusement pas pallié ce manquement, ce qui vaut aussi pour la série Super Mario Bros., elle aussi l'objet d'une encyclopédie récemment sortie.
Il est ainsi difficile de déterminer avec certitude qui a réalisé telle ou telle illustration sur les épisodes de la série antérieurs à Ocarina of Time (1998). Minoru Maeda n'a pas davantage été crédité sur le premier opus et il n'est pas certain qu'il ait travaillé sur le second. Quant à Link's Awakening (1993), Kotabe est le seul artiste crédité au poste d'illustrateur quand bien même il semble probable que certaines des illustrations officielles ont été finalisées voire réalisées par une ou plusieurs autres personnes. Comme le souligne Yusuke Nakano dans un entretien conduit pour le livre The Legend of Zelda Art & Artifacts, « Pendant l'ère de la Famicom et de la Super Famicom, la réalisation de beaucoup d'illustrations et de manuels était confiée à des studios externes. A l'époque, la norme chez Nintendo était de se dire "les illustrations finales doivent être commandées à des illustrateurs professionnels !". » Ce n'est qu'à partir d'Ocarina of Time que les illustrations ont été systématiquement réalisées en interne, à l'exception notable des épisodes Game Boy Advance développés par Capcom au début des années 2000.
Dessins probablement réalisés par Kotabe pour Zelda II: The Adventure of Link et The Legend of Zelda: Link's Awakening
Le fait qu'une illustration soit réalisée par plusieurs personnes n'a alors rien d'exceptionnel, au Japon comme ailleurs. Des artistes tels que Naoto Ohshima (Sonic The Hedgehog), Kazuko Shibuya (Final Fantasy IV) ou Nobuteru Yuuki (Record of Lodoss War) étaient coutumiers du fait au début des années 90. Iels réalisaient un dessin au crayon puis le confiaient à une ou plusieurs personnes pour le reproduire en couleur sur une toile ou une combinaison de supports. Dans le deuxième cas de figure, une personne pouvait se charger de tracer et mettre en couleur sur celluloïd les personnages déjà dessinés, tandis qu'un troisième individu peignait l'arrière plan sur une feuille de papier. Il est probable que les illustrations de couverture des trois premiers Zelda aient été réalisés en répartissant les tâches entre deux voire trois artistes.
Dès l'épisode Super NES - A Link to the Past (1991) -, Kotabe n'est plus le seul artiste maison de Nintendo à dessiner des personnages de cet univers. Il est désormais assisté de l'un de ses élèves : Yoshiaki Koizumi.
Koizumi : « Ma première mission a consisté à illustrer, mettre en page, puis rédiger la notice de The Legend of Zelda : A Link To The Past. Ce qui était amusant, c'était que, à l'époque, il semblait qu'ils n'avaient pas vraiment compris la signification de la plupart des éléments du jeu. C'était donc à moi d'imaginer des histoires et d'autres choses pendant que je travaillais sur la notice. Par exemple, le design des déesses ainsi que le signe astrologique qui leur est associé. »
Il semble que Kotabe ait produit de nouvelles illustrations pour un épisode à la fois antérieur et postérieur à A Link To The Past : BS Zelda no Densetsu, le remake du premier Zelda diffusé par le biais du Satellaview sur Super Famicom. Dans cette version 16 bits découpée en plusieurs morceaux et disponible en téléchargement dès 1995, des illustrations probablement réalisées à quatre mains sont présentes. 5 personnes dont Kotabe y sont créditées au poste de designer et on peut noter une différence entre les illustrations à l'aquarelle typiques de Kotabe et reproduites dans le livre Hyrule Historia et celles présentes dans le jeu, vraisemblablement numérisées à partir d'illustrations "finalisées", colorisées au moyen d'une autre technique.
Illustrations à l'aquarelle probablement peintes par Kotabe pour BS Zelda no Densetsu et leur version in-game
S'il travaille essentiellement avec le département Entertainment Analysis & Development auquel sont rattachés Ikeda et Miyamoto, il arrive que Kotabe soit appelé à collaborer avec d'autres départements de Nintendo, signe de son statut singulier au sein de l'entreprise. Il a notamment produit des illustrations pour Kid Icarus / Hikari Shinwa: Parutena no Kagami, dont le premier épisode est sorti en 1986 sur Famicom Disk System (ainsi que sur NES en dehors du Japon).
L'année suivante, on le retrouve sur un titre davantage connu des amateurs de trivias que des joueurs occidentaux : Yume Kojo: Doki Doki Panic, lequel deviendra Super Mario Bros. 2 à sa sortie en Occident. Pour ce jeu, Miyamoto fait à nouveau appel aux talents d'animateur de Kotabe.
Miyamoto : Je voulais que le mouvement du tapis soit fluide. Je voulais qu'il bouge comme un vrai tapis, et j'ai pensé demander à Monsieur Kotabe de s'en charger. À Monsieur Kotabe, le grand illustrateur, j'ai dit : " S'il vous plaît, dessinez-moi un tapis ! "
Kotabe : Je lui ai donc dessiné un tapis qui bougeait de manière fluide, et il m'a dit qu'il y avait trop d'étapes d'animation !
Miyamoto : L'animation originale comportait plus de dix images, mais nous devions en supprimer certaines et répéter les mêmes à plusieurs reprises pour que le nombre d'images soit faible mais que le mouvement du tapis soit fluide.
C'est le premier travail de jeu vidéo que j'ai demandé à M. Kotabe.
Le tapis volant de Yume Kojo: Doki Doki Panic en action
A l'époque du Disk System, Nintendo a produit plusieurs jeux d'aventure en deux parties tels que les Famicom Tantei Club (1988), Shin Onigashima (1987) et Famicom Mukashi Banashi: Yūyūki (1989). Le premier est probablement le plus connu en Occident, notamment depuis la sortie d'un remake sur Switch (baptisé Famicom Detective Club dans nos contrées), mais c'est sur les deux autres titres qu'on retrouve Kotabe au poste de character designer. Il a de plus réalisé une esquisse de ce qui servira d'illustration de couverture au deuxième épisode de Shin Onigashima. Quant à Yūyūki, il est l'occasion pour Kotabe de revenir au roman La Pérégrination vers l'Ouest, près de 3 décennies après Saiyūki.
Shin Onigashima
Entre Shin Onigashima et Yūyūki, l'ancien animateur a effectué un retour plus concret et néanmoins très officieux à son métier d'origine en œuvrant sur le quatrième long métrage d'animation réalisé par Isao Takahata : Le Tombeau des Lucioles.